Texte de Christiane Singer, extrait du livre Les sept nuits de la Reine
« Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d’eux- mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson.
On me répond: je suis médecin, je suis comptable…
j’ajoute doucement: vous me comprenez mal.
Je ne veux pas savoir quel rôle vous est confié cette saison au théâtre, mais qui vous êtes, ce qui vous habite, vous réjouit, vous saisit ?
Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu’ils sont à ne pas attribuer d’importance à la vie qui bouge doucement en eux.
On me dit: je suis médecin ou comptable mais rarement:
ce matin, quand j’allais pour écarter le rideau, je n’ai plus reconnu ma main…
ou encore: je suis redescendu tout à l’heure reprendre dans la poubelle les vieilles pantoufles que j’y avais jetées la veille; je crois que je les aime encore…ou je ne sais quoi de saugrenu, d’insensé, de vrai, de chaud comme un pain chaud que les enfants rapportent en courant du boulanger.
Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle ?
(…)
Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier, ni la situation familiale; j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau.
Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparé de l’Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez- vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre.
(…)
Je veux savoir ce qu’ils perçoivent de l’immensité qui bruit autour d’eux.
Et j’ai souvent peur du refus féroce qui règne aujourd’hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l’immensité du monde créé.
Mais ce dont j’ai plus peur encore, c’est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre ceux que je rencontre.»
Et vous…parlez-moi de vous.
Ou laissez-moi vous entendre dans cet échange qu’est le massage.
Je partage l’idée que la simple manière dont vous ôtez votre manteau me parle de vous.
Avant même de toucher votre corps, par la façon de vous asseoir, de vous mouvoir, par les mots que vous allez utiliser pour vous raconter ou par les silences qui vous entourent, j’ai déjà le gros des informations nécessaires sur l’être “géolocalisé” (ici et maintenant) que vous êtes.
Je reconnais à vos bras croisés la fermeture du cœur qui vous habite en cette période.
Le flot incessant et essoufflé de vos paroles me dit la course effrénée à exister.
Vos silences me racontent la distance que vous avez mise entre vous et le monde.
Je vois votre sourire ou la larme qui perle ainsi que votre main posée sur l’épaule douloureuse ou la nuque crispée, dans un geste qui pourrait passer inaperçu.
Tout me parle de vous.
Puis je quitte la pièce pour vous donner le temps de déposer les armes, les apparats, les bijoux, les vêtements qui m’ont déjà tout dit de votre statut social.
Je vous retrouve allongé-e-s sur ma table et là c’est votre corps qui prend la parole.
Vos cicatrices vous trahissent, celle sur le poignet ou celle en bas du ventre, la grande qui coupe le thorax et la petite sous le sein.
Je vois le cou rentré dans les épaules, les jambes que l’on tient bien serrées, les yeux que l’on garde ouverts.
Tout me parle de vous.
Vous êtes là, pareil à un livre ouvert que je n’aurais plus qu’à déchiffrer, grains de peau après grain de peau.
Alors je prends une grande respiration et je plonge vers vous.
Je plonge vers ce souffle que vous retenez et j’y insuffle la brise fraîche des matins de printemps ou les bourrasques des tempêtes bretonnes.
Je visualise la force de l’arbre en vous tenant fermement par les pieds afin que toute sa puissance vous soit transmise.
Je sème des fleurs colorées, des étincelles de soleil ou parfois des poussières d’étoiles.
Et finalement en déposant mes mains sur votre poitrine, je viens lustrer le Dépôt, cette part de Divin que tout un chacun porte en soi mais que nous tendons à oublier.
Je le célèbre et lui rend grâce.
Je le fais briller.
Finalement je vous adoube : je vous déclare les porteurs éclairés de toute cette douceur que je viens de déverser en vous et je vous invite à votre tour à la transmettre afin que le monde puisse un jour être à la hauteur de mes espoirs.
Je clos le massage, avec humilité, en vous remerciant de la confiance que vous m’avez accordée et qui me permet d’exister à ma juste place : Licorne au service du Divin.